Les vendeurs de montons sont arrivés de loin pour
l'occasion, souvent du Mali et de Mauritanie. Depuis plusieurs jours, ils
exposent leur marchandise en bord de route, aux carrefours, sous les ponts ou
encore sur les marchés. Pour la fête de la Tabaski, chaque famille doit égorger
au moins un mouton, en souvenir du sacrifice d'Abraham.
La préparation de la fête prend une grande importance. C'est
avant tout un moment de partage et de joie. Elle permet de réunir la famille,
les voisins, de partager avec les plus démunis et de demander le pardon à ceux
qui auraient été offensés, même sans le vouloir. Les maisons sont ouvertes pour
tous les hôtes. Les musulmans invitent leurs voisins chrétiens, qui ouvriront
naturellement leurs portent en retour à Pâques, pour Noël et pour tous les
événements d'importance. Parce qu'aux Sénégal, au-delà des religions, c'est la
fraternité qui fait foi. Dans les grandes familles, il peut y avoir 6 ou 7
moutons à égorger, autant de travail pour les découper et les préparer. Dans ce
cas, la fête se prolongera le lendemain. Toute la famille s'affaire pour faire
de cet événement le plus festif de l'année. Je suis conviée dans la famille de
Bollel. J'irai pour 13 ou 14:00, Inch Allah.
9:00, je suis réveillée depuis bien longtemps déjà. L'Imâm
lance l'appel à la prière. J'entends raisonner les muezzins de tous les
environs. Assise sur la terrasse de la Maison, je lis les aventures d'un
voyageur, parti de Bénarès à Kyoto par voie terrestre. Je ne partage pas sa
vision du monde. Je me lasse de son récit rempli de métaphores, d'appels
charnels et de jugements faussement philosophiques.
10:30. Je tends l'oreille. Les moutons se sont tus.
J'enfile ma tenue de fête et prends le chemin de Keur
Massar, où habitent Bollel et sa famille. J'ai passé la journée d'hier chez
eux. Sa maman m'a fait cadeau d'un superbe boubou blanc à motifs oranges et
turquoises. La robe me va parfaitement. Il a fallu réduire un peu sa longueur.
Je me bats avec le pagne, trop long lui aussi. Par chance, j'ai une aiguille et
du fil blanc, ce qui me permets de l'ajuster. Je m'en passerai bien, mais ma
robe est transparente...
Je marche jusqu'au carrefour où attendent habituellement les
clandos, ces taxis clandestins complètement dézinguées. Point de clando en ce
jour de fête. J'appelle Bollel qui me dit de "solliciter un taxi" et
de lui passer le chauffeur par téléphone. Ils discutent, longuement, du prix et
de la destination. À côté de moi, une petite fille de peut-être 10 ou 12 ans,
cherche également un taxi pour parcourir les 500m qui la séparent de la maison
de ses grands-parents. Elle me demande si elle peut se joindre à moi, car c'est
la même route. À l'annonce du prix, 5000fr, elle me dit "il va te faire
très cher!". Fin de la conversation, fin des négociations. Ce sera
3000frs. En route.
Avant d'entrer chez Bollel et sa famille, je passe à la
supérette acheter quelques bouteilles de jus. La veille, je m'étais entretenue
avec Nafi, sa sœur, pour savoir ce qu'il faut apporter pour le foyer en
pareilles circonstances. J'arrive quiète puisque mes présents sont de
circonstance.
Dans la pièce principale, sorte de corridor central, la
maman tri les morceaux de mouton dans deux bassines, assise à même le sol. Les
mouchent virevoltent et se régalent de tant de chaire à l'air libre. Une des sœurs
se tient près d'un réchaud à charbon, posé sur le carrelage, dans lequel bout
de l'huile pour les frites. Une autre coupe les oignons, assise par terre
également. Elles évoluent nus pieds ou en tongues, circulent à quatre-pattes. À
coup de balais, elles chassent les épluchures un peu plus loin.
Dans un coin de la pièce gisent les membres du défunt
animal, désolidarisés. La coiffe et les cornes sont abandonnées à proximité. La
panse trempe dans un sceau eau. L'odeur, et la vue de la barbaque, me soulèvent
le cœur. Je me place stratégiquement à l'abri du lieu du carnage.
C'est le défilé des voisins, venus présenter le pardon et
partager un peu de viande. Il est 14:00, le déjeuner devrait arriver plus tard,
vers 17:00 peut être, Inch Allah. D'ici là, on fait rougir un peu de charbon
pour faire griller des côtelettes. C'est le premier round. Premiers morceaux de
mouton. Je ne sais pas encore que c'est loin d'être le dernier...
Nafi ouvre une bouteille de jus et apporte des verres de
l'extérieur. Elle les distribue. Je suis attentivement le va et vient des
gobelets afin de m'assurer que je suis la seule à boire dans celui qui me sera
tendu. De vieux réflexes hygiénistes me reviennent. J'essaie de chasser ces
pensées, au risque de ne rien manger ni boire...
C'est l'heure d'aller manger chez les voisins. Eux aussi ont
tué le mouton ce matin. Il est cuisiné en ragoût, avec des olives. Le plat est
présenté dans une unique et gigantesque coupelle en étain rond. Les frites
ramollies baignent dans la sauce. "Tu sais manger avec mes mains?" me
demande l'un d'entre eux.
"Tu vas m'apprendre!". Me voilà armée d'un seul
bout de pain comme ustensile. Une chose me manque : où se laver les mains? Le
grand frère m'apporte une bassine d'eau claire. Je suis la première à y tremper
les mains. Allez, ça va bien... Mieux vaut cela que rien du tout...
Voilà 7 ou 8 mains gauches plongées dans la sauce, à
décortiquer les morceaux de bidoche. Les doigts aguerris à l'exercice séparent
efficacement la chaire et m'en portent devant moi. Je mange en essayant de ne
pas réfléchir à la scène, à ces membres plus ou moins propres qui malaxent
cette pitance, pourtant fort bonne, aux microbes qui circulent, sans nuls
doute, d'une main à une bouche, puis à une autre... Je suis consciente du
caractère inédit de la scène. Je me sens parachutée loin, très loin de mon
environnement.
"Il faut manger hein! Encore"... Je ne sais
comment refuser. J'en suis à mon second plat de mouton de la journée, et il en
reste au moins un autre, celui de la famille de Bollel.
Pour finir, un garçon apporte une nouvelle bassine avec du
détergent pour se débarrasser de la graisse du mouton. Comment leur dire qu'il
aurait fallu commencer par là? Commencer par désinfecter les membres avec
lesquels manger? La route est encore
longue...
Après quelques félicitations à la cuisinière, nous traversons
la rue en terre battue pour rentrer dans l'habitation familiale. Le thé
chauffe. Il aide, parait-il, à la digestion. Je vais en avoir besoin! Mon
estomac commence à me dire qu'il a ingurgité trop de gras pour aujourd'hui.
Le voisin, un grand gaillard braqué nous rejoint. Je prends
mon premier cours de wolof, la langue nationale (le français étant la langue
administrative). Je suis une piètre élève. Mais je note! Il m'a donné un nom
sénégalais, proche de Marine. On rit beaucoup.
Celui qu'on surnomme " l'homme aux 12 métiers"
s'absente et revient avec un tube de glue. Il a vu que ma sandale se décolle et
y remédie dans la seconde. Pour le remercie, nous prendrons des photos en tenue
traditionnelle. Inch Allah!
Nouveau tour de thé. Le rituel est invariant. Celui qui le
prépare fait longuement bouillir l'eau sur un petit réchaud à charbon de bois.
Il faut ensuite y ajouter le thé, parfois de la menthe ou du basilic. Ensuite
commence la valse des verres. De l'un à l'autre, le thé s'élance de près de 40cm
de hauteur, autant de fois que nécessaire pour faire monter la mousse à la
moitié du verre. Ceci ne sert à rien d'autre qu'à décorer les verres. Le
liquide brûlant est offert aux hôtes par ordre d'importance. Le nombre de
verres est porté à 3. Sont servis, dans cet ordre, le chef de familles,
l'invité de marque et la fratrie, puis le reste de la maisonnée. Une fois le
verre vide, il est sommairement rincé puis rempli à nouveau pour un autre
convive. Je suis contente de boire la première. Une fois encore, j'évite de
penser au cycle des bactéries qui pourraient circuler...
Troisième round. J'attaque mon troisième plat de ragoût de
l'après-midi. Il est 17:00. Je prends place dans une pièce au calme avec les sœurs
et la voisine chrétienne. Le grand plat rond est plein de gros morceaux de
viande, je pense que ce sont les plus beaux. Je n'en peux plus... C'est un
supplice! Le spectacle des mains pataugeant dans la sauce m'écœure. Malgré
cela, j'apprécie ce moment loin du temps et de l'espace.
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